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Par Hayat al-Zein – journaliste libanaise
Quand j’ai décidé de me lier d’amitié avec un vélo pour mes déplacements quotidiens, la réalité qui s’en est suivie s’est avérée fort différente de ce que j’avais en tête. Il a suffi d’une brève sortie dans les rues de Tripoli, au nord du Liban, pour mettre les choses au clair.
« Est-ce que vous essayez de nous embarrasser ? Allez vous acheter une voiture et roulez là-dedans », m’a dit quelqu’un que je connaissais quand il m’a vue. Il a commencé à me poser des questions, comme si j’avais commis un crime et que je devais subir tout un interrogatoire. Parce qu’aux yeux de certaines sociétés étroites d’esprit, une femme qui fait du vélo est considérée comme immorale et même contraire à la Sharia. Je me souviens être rentrée chez moi ce jour-là en étant complètement revenue sur ma décision. J’irais à pied ou je prendrais un taxi pour me déplacer.
Je me souviens très bien du visage d’une femme que j’ai vue un jour se disputer avec son mari, sur la côte. C’était une discussion houleuse, avec elle qui insistait pour que son mari la laisse faire du vélo, et lui qui refusait et qui l’insultait sans arrêt. Ils parlaient si fort que j’ai tout entendu, y compris quand elle a fini par lui céder et par renoncer à sa modeste requête. Parfois, les gens renoncent à ce qu’ils veulent à cause d’une chose que quelqu’un leur a dite, ou à cause de la situation dans laquelle ils se trouvent. Même s’ils ou elles veulent cette chose vraiment plus que tout, leur désir est stoppé net. C’est exactement ce qui m’est arrivé : j’ai changé d’avis à cause d’une chose qu’on m’a dite, en dépit de ma détermination.
Malgré la crise économique dont nous souffrons au Liban, certaines personnes continuent à trouver le temps d’être choquées par une femme qui fait du vélo
Je pense à tous les mots, à toutes les absurdités qui ont détruit des rêves, des espoirs ou des projets d’avenir. Des individus qui étaient en train de devenir les héros de leur propre histoire ont pu être arrêtés dans leur lancée et déçus par ces sociétés étroites d’esprit qui continuent à juger selon des traditions dépassées – les gens prennent ce qui leur chantent dans ces traditions et écartent le reste, et décident de ce qui est obsolète un peu au hasard.
Pourquoi certaines sociétés interdisent-elles aux femmes de faire du vélo alors qu’elles les autorisent à conduire des voitures, par exemple ? Parce que le vélo est synonyme d’espace public en plein air, au soleil, et qu’avec lui les corps des femmes sont visibles et par conséquent sujets à l’observation, aux regards, et au jugement…
. Ce point de vue méconnaît complètement le fait que les femmes puissent choisir le vélo parce que ça les arrange pour des raisons financières – ou simplement parce qu’elles aiment faire du vélo. Au vu de la crise économique globale en cours au Liban, qui est particulièrement aiguë à Tripoli, ville pauvre et laissée à l’abandon, il est tout naturel que les habitants cherchent des moyens de réduire leurs dépenses, en faisant du vélo par exemple, ce qui permet de faire des économies de carburant.
Le vélo est synonyme d’espace public en plein air, au soleil, avec lui les corps des femmes sont visibles et par conséquent sujets à l’observation, aux regards, et au jugement…
Les rue de Tripoli fourmillent de vélos, parce que beaucoup de femmes les préfèrent pour aller au travail tous les jours ou pour faire leurs courses. Mais le regard des gens les suit partout, comme si une femme sur un vélo constituait un étrange phénomène astronomique dans un décor pour le reste parfaitement ordinaire.
L’époque du vélo a véritablement commencé au XIXe siècle. Sa forme et sa structure ont changé à de multiples reprises, et il était autrefois connu dans certains pays arabes comme le « cheval du diable » ou comme un « cheval dans le vent ». Il ne ressemblait pas aux vélos que nous connaissons actuellement : il était cher et lourd, mais il a joué un rôle majeur dans la transformation de la société dans la mesure où il a fini par être considéré comme le moyen de transport terrestre le plus rapide. Les femmes en ont tiré grand profit dans leur long périple vers l’émancipation : il les a libérées des vêtements encombrants qu’elles étaient obligées de porter et des moyens de transport qui garantissaient qu’elles restent attachées aux hommes.
Susan B. Anthony (1820-1906), militante et féministe, déclarait dans un entretien donné à la presse en 1896 que faire du vélo contribuait à l’émancipation des femmes plus que tout au monde, et faisait remarquer qu’elle était heureuse chaque fois qu’elle voyait une femme passer à vélo. Selon elle, c’était une image qui symbolisait la féminité libre de toutes les contraintes.
Or, actuellement dans certaines de nos sociétés, plus de cent ans après la mort de Susan Anthony, une femme qui fait du vélo reste quelque chose de scandaleux, de honteux ; ainsi sont-elles accusées de vouloir s’exhiber et attirer l’attention en dévoilant leurs charmes. Il s’agit là de nouvelles tentatives visant à renforcer le contrôle social sur leur vie, leurs choix personnels et leurs désirs les plus élémentaires. De fait, malgré la crise économique dont nous souffrons au Liban, certaines personnes continuent à trouver le temps d’être choquées par une femme qui fait du vélo – alors que le monde autour de nous est en train de s’effondrer – économiquement, politiquement et socialement.